top of page

Amedeo  Modigliani

Amedeo-modigliani-identification-photo-nice-1918_edited.jpg

Amedeo Clemente Modigliani (/a.meˈdɛ.o kle.ˈmɛn.te mo.diʎ.ˈʎa.ni/a), né le 12 juillet 1884 à Livourne (Italie) et mort le 24 janvier 1920 à Paris, est un peintre et sculpteur italien rattaché à l'École de Paris.

De santé fragile, Amedeo Modigliani grandit dans une famille juive bourgeoise mais désargentée qui, du côté maternel en tout cas, soutient sa précoce vocation d'artiste. Ses années de formation le conduisent de la Toscane à Venise en passant par le Mezzogiorno, avant de le fixer en 1906 à Paris, alors capitale européenne des avant-gardes artistiques. Entre Montmartre et Montparnasse, très lié à Maurice UtrilloMax JacobManuel Ortiz de ZárateJacques LipchitzMoïse Kisling ou Chaïm Soutine, « Modi » devient une des figures de la bohème. Passé vers 1909 à la sculpture — son idéal —, il l'abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires : il se remet exclusivement à peindre, produit beaucoup, vend peu, et meurt à 35 ans d'une tuberculose contractée dans sa jeunesse.

Il incarne dès lors l'artiste maudit qui s'est abîmé dans l'alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune. S'ils ne sont pas sans fondement, ces clichés — renforcés par le suicide de sa compagne Jeanne Hébuterne (1898-1920), enceinte, au lendemain de sa mort — se substituent longtemps à une réalité biographique difficile à établir ainsi qu'à une étude objective de l'œuvre. Jeanne Modigliani (1918-1984), fille du couple, est dans les années 1950 l'une des premières à montrer que la création de son père n'a pas été marquée par sa vie tragique et a même évolué à rebours, vers une forme de sérénité.

Modigliani laisse quelque 25 sculptures en pierre, essentiellement des têtes de femme, exécutées en taille directe peut-être au contact de Constantin Brâncuși et évoquant les arts premiers que l'Occident découvrait alors. Un aspect stylisé sculptural se retrouve justement dans ses toiles, infiniment plus nombreuses (environ 400) bien qu'il en ait détruit beaucoup et que leur authentification soit parfois délicate. Il s'est essentiellement limité à deux genres majeurs de la peinture figurative : le nu féminin et surtout le portrait.

Marqué par la Renaissance italienne et le classicisme, Modigliani n'en puise pas moins dans les courants issus du postimpressionnisme (fauvismecubisme, début de l'art abstrait) des moyens formels pour concilier tradition et modernité, poursuivant dans une indépendance foncière sa quête d'harmonie intemporelle. Son travail continu d'épuration des lignes, des volumes et des couleurs a rendu reconnaissables entre tous son trait ample et sûr, tout en courbes, ses dessins de cariatides, ses nus sensuels aux tons chauds, ses portraits frontaux aux formes étirées jusqu'à la déformation et au regard souvent absent, comme tourné vers l'intérieur.

Centrée sur la représentation de la figure humaine, son esthétique d'un lyrisme contenu a fait de Modigliani, post mortem, l'un des peintres du xxe siècle les plus appréciés du public. Considérant qu'elle ne marquait pas l'histoire de l'art de façon décisive, la critique et le monde académique ont davantage tardé à reconnaître en lui un artiste de premier plan.

Jeunesse et formation (1884-1905)

Amedeo Clemente naît en 1884 dans le petit hôtel particulier de la famille Modigliani, via Roma 38, au cœur de la cité portuaire de Livourne. Après Giuseppe Emanuele, Margherita et Umbertoc, il est le dernier enfant de Flaminio Modigliani (1840-1928), homme d'affaires en butte à des revers de fortune, et d'Eugénie née Garsin (1855-1927), tous deux issus de la bourgeoisie sépharade Amedeo est un enfant de santé fragile, mais son intelligence sensible et son inappétence scolaire persuadent sa mère de l'accompagner dès l'adolescence dans une vocation artistique qui va vite lui faire quitter l'horizon étroit de sa ville natale

Amedeo-modigliani--as-school-boy-fisrtline-in-the-center.jpg

Deux familles que tout oppose

 

L'histoire familiale qu'a retracée Eugénie et son journal intime en français aident à rectifier les rumeurs entretenues à l'occasion par Amedeo lui-même, selon lesquelles son père descendrait d'une lignée de riches banquiers et sa mère du philosophe Baruch Spinoza.

Sans doute originaires du village de Modigliana, en Émilie-Romagne, les ancêtres paternels du peintre résidaient au début du xixe siècle à Rome, rendant des services financiers au Vatican : s'ils n'ont jamais été « les banquiers du pape » — mythe familial revivifié en temps de crise —, ils ont acquis en Sardaigne un domaine forestier, agricole et minier qui en 1862 couvre 60 000 hectares au nord-ouest de Cagliari. Flaminio l'exploite avec ses deux frères et y habite la plupart du temps tout en dirigeant sa succursale de Livourne. Car leur père, chassé pour son soutien au Risorgimento ou furieux d'avoir dû, parce que Juif, se défaire d'un petit bien foncier, a en 1849 quitté les États pontificaux pour cette ville : les descendants des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 y jouissent depuis 1593 d'un statut exceptionnel, les lois livournaises accordant aux « marchands de toutes nations » un libre droit de circulation, de négoce et de propriété.

Fuyant de même les persécutions des Rois catholiques, les aïeux d'Eugénie Garsin s'étaient établis à Tunis, où l'un d'eux avait fondé une école talmudique de renom. À la fin du xviiie siècle, un Garsin commerçant s'est fixé à Livourne avec sa femme Regina Spinoza — dont la parenté avec le philosophe homonyme, mort sans enfant, n'est nullement prouvée. Un de leurs fils en faillite émigre avant 1850 à Marseille, où son fils, marié à une cousine toscane  élève ses sept enfants dans une tradition judéo-espagnole ouverte voire libre-penseuse : instruite par une gouvernante anglaise puis à l'école catholique  Eugénie reçoit une solide culture classique et baigne dans un milieu rationaliste féru d'arts, sans tabou notamment sur la représentation de la figure humaine.

Elle n'en est pas moins à son insu promise par son père à Flaminio Modigliani, âgé de trente ans quand elle en a quinze mais plus riche. En 1872, la jeune mariée emménage à Livourne chez ses beaux-parents, où cohabitent quatre générations. Déçue par un train de vie luxueux mais soumis à des règles rigides, elle se sent mal à l'aise dans cette famille conservatrice très patriarcale et de stricte observance religieuse : jugeant les Modigliani prétentieux et ignorants, elle vantera toujours l'esprit des Garsin. Son mari est en outre accaparé par ses affaires, qui périclitent et ne suffisent plus aux dépenses d'une maisonnée nombreuse : en 1884 c'est la banqueroute

Dans la nuit du 11 au 12 juillet, Flaminio fait entasser sur le lit de sa femme les objets les plus précieux de la maison : en vertu d'une loi interdisant de saisir ce qui se trouve sur la couche d'une parturiente, cela au moins échappe aux huissiers qui se sont présentés au matin en même temps que le bébé. Celui-ci est prénommé Amedeo Clemente, en hommage au frère cadet et préféré d'Eugénie et à leur jeune sœur Clementina morte deux mois plus tôt.

« Peut-être un artiste ? »

 

Très proche de sa mère, « Dedo » connaît une enfance choyée et, nonobstant les difficultés matérielles, son désir de devenir artiste ne suscite aucun conflit, contrairement à ce que pensait André Salmon.

Eugénie Garsin s'installe avec ses enfants dans une maison de la via delle Ville par prudence mise à son nom, et s'éloigne de sa belle-famille comme de son mari parti se refaire en SardaigneM. Elle accueille bientôt son père veuf — fin lettré aigri jusqu'à la paranoïa par ses déboires commerciaux mais adorant son petit-fils— et deux de ses sœurs : Gabriella, qui vaque au ménage, et Laura, psychiquement fragile. Pour compléter ses revenus Eugénie donne des leçons de français puis ouvre avec Laura une petite école privée, où Amedeo apprend très tôt à lire et à écrire. Soutenue par ses amis intellectuels, cette maîtresse femme stoïque et qui aime écrire se lance en outre dans la traduction (poèmes de Gabriele D'Annunzio) et la critique littéraire.

La légende veut que la vocation de Modigliani se soit subitement déclarée en août 1898, lors d'une sérieuse fièvre typhoïde avec complications pulmonaires : l'adolescent n'ayant jamais touché un crayon aurait alors rêvé d'art et de chefs-d'œuvre inconnus, le délire fébrile libérant ses aspirations inconscientes. Il est plus probable qu'il les ait simplement réaffirmées, car il avait déjà manifesté son goût pour la peinture. En 1895, où il avait souffert d'une grave pleurésie, Eugénie qui le trouvait un peu capricieux — entre réserve timide et bouffées d'exaltation ou de colère— s'était demandé si un artiste ne sortirait pas un jour de cette chrysalide. L'année suivante il réclamait des cours de dessin et vers treize ans, en vacances chez son père, réalisait quelques portraits.

Initié depuis longtemps à l'hébreu et au Talmud, Amedeo se réjouit de faire sa Bar-mitzvah mais ne se montre en classe ni brillant ni studieux : non sans inquiétude sa mère le laisse à quatorze ans quitter le lycée pour l'académie des Beaux-Arts — achevant par là de se brouiller avec les Modigliani, qui réprouvent ses activités comme son soutien à son aîné, militant socialiste en prison

De Livourne au Mezzogiorno

Après deux années d'études à Livourne, Modigliani effectue pour sa santé et sa culture artistique un voyage d'un an dans le sud.

Aux Beaux-Arts de Livourne, Amedeo est le plus jeune élève de Guglielmo Micheli, peintre de paysage formé par Giovanni Fattori à l'école des Macchiaioli: se référant à Corot ou Courbet, ceux-ci ont rompu avec l'académisme pour se rapprocher du réel et prônent la peinture sur le motif, la couleur plutôt que le dessin, les contrastes, une touche légère. L'adolescent rencontre entre autres Renato NataliGino Romiti, qui l'éveille à l'art du nu, et Oscar Ghiglia, son meilleur ami malgré leur écart d'âge. Il découvre les grands courants artistiques, avec une prédilection pour l'art toscan et la peinture italienne gothique ou Renaissance ainsi que pour le préraphaélisme. Il cherche plus volontiers son inspiration dans les quartiers populaires qu'à la campagne, et loue avec deux camarades un atelier où il n'est pas exclu qu'il ait contracté le bacille de Koch. Ces deux années chez Micheli pèseront peu dans son parcours mais Eugénie note la qualité de ses dessins, seuls vestiges de cette époque.

Amedeo est un garçon courtois, timide mais déjà dans la séduction. Nourri chez sa mère de discussions ardentes, il lit au hasard les classiques italiens et européens. Autant que pour Dante ou Baudelaire il s'enthousiasme pour Nietzsche et D'Annunzio, la mythologie du « Surhomme » rencontrant sans doute ses fantasmes personnels — Micheli le surnomme d'ailleurs gentiment ainsi. De ces lectures provient le répertoire de vers et de citations qui lui vaudra à Paris sa réputation, peut-être un peu surfaite, de grande érudition. Cet « intellectuel « métaphysico-spirituel » aux tendances mystiques » restera en revanche toute sa vie indifférent à la question sociale et politique, voire au monde qui l'entoure.

En septembre 1900, atteint de pleurésie tuberculeusee, il se voit recommander le repos au grand air de la montagne. Requérant l'aide financière de son frère Amedeo Garsin, Eugénie préfère emmener l'artiste en herbe faire son Grand Tour en Italie du Sud. Début 1901 il découvre Naples, son musée archéologique, les ruines de Pompéi, et les sculptures archaïsantes du siennois Tino di Camaino: sa vocation de sculpteur semble s'être révélée dès ce moment-là, et non plus tard à Paris. Le printemps se passe à Capri et sur la côte amalfitaine, l'été et l'automne à Rome, qui impressionne profondément Amedeo et où il rencontre le vieux macchiaiolo Giovanni Costa. Il envoie à son ami Oscar Ghiglia de longues lettres exaltées voire obscures dans lesquelles, débordant de vitalité et d'un « symbolisme ingénu », il dit son besoin d'innover en art6, sa quête d'un idéal esthétique par lequel accomplir son destin d'artiste.

Florence et Venise

En quête d'une atmosphère stimulante, Modigliani passe un an à Florence puis trois à Venise, avant-goût de la bohème parisienne.

En mai 1902, poussé par Costa ou Micheli lui-même, Modigliani rejoint Ghiglia à l'École libre de Nu que dirige Fattori au sein de l'académie des beaux-arts de Florence. Quand il n'est pas à l'atelier — sorte de capharnaüm où le professeur incite ses élèves à suivre librement leur ressenti face au « grand livre de la nature » —, il visite les églises, le Palazzo Vecchio, les galeries du musée des Offices et des Palais Pitti ou Bargello. Il admire les maîtres de la Renaissance italienne mais aussi des écoles flamandeespagnolefrançaise. Christian Parisotf situe là, devant les statues de DonatelloMichel-AngeCellini ou Jean Bologne, un second choc dévoilant au jeune Amedeo que donner vie à la pierre sera pour lui plus impérieux que peindre. En attendant, si les cafés littéraires ne manquent pas où retrouver le soir artistes et intellectuels, l'animation de la capitale toscane ne le comble pas.

Son inscription à l'École de Nu de l'académie des beaux-arts de Venise, carrefour culturel où il s'installe en partie aux frais de son oncle, date de mars 1903. Peu assidu, il préfère flâner sur la place Saint-Marc, sur les campi et les marchés du Rialto à la Giudecca, « dessiner au café ou au bordel » et partager les plaisirs illicites d'une communauté d'artistes cosmopolite et « décadente » : alcool, haschich, sexe, soirées occultistes dans des lieux improbables.

.

Là encore il cherche moins à produire qu'à enrichir ses connaissances au musée et dans les églises. Toujours fasciné par les toscans du Trecento, il découvre les vénitiens des siècles suivants : BelliniGiorgioneTitienCarpaccio — qu'il vénère —, Le TintoretVéronèseTiepolo. Il regarde, analyse, remplit ses carnets de croquis. Il exécute quelques portraits, tel celui de la tragédienne Eleonora Duse, maîtresse de D'Annunzio, qui trahissent l'influence du symbolisme et de l'Art nouveau. Concernant toutes ses œuvres de jeunesse, il est difficile de savoir si elles ont simplement été perdues ou si, comme l'affirmait sa tante Margherita, il les a détruites, ce qui a accrédité l'image de l'éternel insatisfait né à l'art seulement à Paris.

Modigliani est alors un jeune homme de petite taille mais d'une grande prestance, d'une élégance sobre et d'une agréable compagnie. Ses lettres à Oscar Ghiglia révèlent toutefois les affres du créateur idéaliste. Convaincu que l'artiste moderne doit s'immerger dans les villes d'art plutôt que dans la nature, il déclare vaine toute approche par le style tant que l'œuvre n'est pas mentalement achevée et, déjà obsédé par la ligne, y voit moins un contour matériel qu'une valeur synthétique permettant d'exprimer l'essence, la réalité invisible. « Ton devoir réel est de sauver ton rêve, enjoint-il à Ghiglia, affirme-toi et dépasse-toi toujours, [… place] tes besoins esthétiques au-dessus de tes devoirs envers les hommes » Si Amedeo pense déjà sculpture, il manque de place et d'argent pour s'y lancer. Ces lettres trahissent en tout cas une conception élitiste de l'art, la certitude de sa propre valeur, et l'idée qu'il ne faut pas craindre de jouer sa vie pour la grandir.

Durant ces trois années cruciales à Venise4 entrecoupées de séjours livournais, Modigliani s'est lié avec Ardengo Soffici et Manuel Ortiz de Zárate, qui restera jusqu'à la fin l'un de ses meilleurs amis et lui fait découvrir les poètes symbolistes ou Lautréamont mais aussi l'impressionnismePaul Cézanne et Toulouse-Lautrec, dont les caricatures pour l'hebdomadaire Le Rire sont diffusées en Italie. Tous deux lui vantent Paris comme un creuset de liberté pour artistes audacieux.

Un Italien à Paris : vers la sculpture (1906-1913

Le nom de Modigliani reste associé à Montparnasse mais il a aussi beaucoup fréquenté Montmartre, quartier encore mythique de la bohème. Frayant en toute indépendance avec ce que la « capitale incontestée des avant-gardes » compte d'artistes venus de l'Europe entière, il cherche bientôt sa propre vérité dans la sculpture sans délaisser totalement les pinceaux. Bien que soutenu par sa famille, le dandy orgueilleux vit dans une pauvreté qui, conjuguée à l'alcool et à la drogue, altère son état de santé

De la bohème à la misère

Loin de la stabilité matérielle et morale à laquelle il aspirait peut-être, Modigliani devient selon son ami Adolphe Basler « le dernier bohémien authentique ».

Début 1906, comme à son habitude dans une nouvelle ville, le jeune Italien se choisit un bon hôtel, près de la Madeleine. Il court les cafés, les antiquaires, les bouquinistes, arpentant les boulevards en costume de velours côtelé noir et bottines lacées, foulard rouge « artiste » et chapeau à la Bruant. Pratiquant le français depuis l'enfance il crée aisément des liens, et dépense sans compter, quitte à laisser croire qu'il est fils de banquier. Inscrit durant deux ans à l'académie Colarossi, il hante le musée du Louvre et les galeries qui exposent les impressionnistes ou leurs successeurs : Paul Durand-RuelClovis SagotGeorges PetitAmbroise VollardBerthe WeillBernheim-Jeune.

 

Ayant en quelques semaines plus qu'écorné le pécule tiré des économies de sa mère et du legs de son oncle mort l'année précédente, Modigliani prend un atelier rue Caulaincourt, dans le « maquis » de Montmartreh,. Chassé par les travaux de réhabilitation du quartier, il passe de pensions en garnis avec comme adresse fixe le Bateau-Lavoir, où il fait des apparitions et bénéficie un temps d'un petit local. En 1907 il loue au pied de la butte, place Jean-Baptiste-Clément, une remise en bois, qu'il perd à l'automne. Le peintre Henri Doucet l'invite alors à rejoindre la colonie d'artistes qui, grâce au mécénat du Dr Paul Alexandre et de son frère pharmacien, occupe une vieille bâtisse de la rue du Delta où sont organisés aussi des « samedis » littéraires et musicaux : rebelle à la vie communautaire, l'Italien profite de cet environnement actif sans s'y fixer vraiment, mais ses œuvres accrochées partout semblent avoir suscité des jalousies, notamment celle, temporaire, de Maurice Drouard.

À partir de 1909, expulsé parfois pour loyer impayé, il habite alternativement Rive gauche (la RucheCité Falguièreboulevard Raspailrue du Saint-Gothard) et Rive droite (rue de Douairue Saint-Georgesrue Ravignan). Chaque fois il abandonne ou détruit certaines toiles, déménageant dans une charrette sa malle, ses livres, son matériel, ses reproductions de Carpaccio, Lippi ou Martini, et son tub. Très tôt donc, malgré les mandats d'Eugénie, débute l'errance de son fils en quête de logement sinon de nourriture : certains y ont vu la cause, d'autres la conséquence de ses addictions.

Même s'il est alors répandu dans les milieux artistiques, le haschich coûte cher et Amedeo en prend peut-être plus que d'autres, quoique jamais en travaillant. Il s'est surtout mis au vin rouge : devenu alcoolique en quelques années il trouvera un équilibre dans le fait de boire par petites doses régulières quand il peint, sans jamais envisager semble-t-il de désintoxication. Contestant la légende du génie jailli du pouvoir exaltant des drogues, la fille du peintre effleure plutôt les ressorts psychophysiologiques de son ivrognerie : organisme déjà altéré, timidité, isolement moral, incertitudes et regrets artistiques, « anxiété de « faire vite » . Alcool et stupéfiants l'aideraient en outre à atteindre une plénitude introspective propice à sa création car révélatrice de ce qu'il porte en lui.

 

Dès son arrivée, Modigliani noue beaucoup d'amitiés Au Lapin Agile .

La réputation de « Modi » à Montmartre puis à Montparnasse tient en partie au mythe du « bel italien »: racé, toujours rasé de frais, il se lave, même à l'eau glacée, et porte ses vêtements élimés avec des allures de prince, recueil de vers en poche. Fier de ses origines italiennes, et juives bien qu'il ne pratique pas, il est altier et vif. Sous l'effet de l'alcool ou des stupéfiants, il peut devenir violent : autour du jour de l'an 1909, rue du Delta, il aurait balafré plusieurs toiles de ses camarades et provoqué un incendie en faisant brûler du punch Cachant sans doute un certain mal-être derrière son exubérance, il a l'ivresse spectaculaire et finit parfois la nuit dans une poubelle ou au commissariat de police.

Au Dôme ou à La Rotonde, Modigliani s'impose souvent à la table d'un client pour faire son portrait, qu'il lui vend quelques sous ou échange contre un verre : c'est ce qu'il appelle ses « dessins à boire ». Il est connu par ailleurs pour ses accès de générosité, ainsi quand il laisse tomber son dernier billet sous la chaise d'un rapin plus démuni que lui en s'arrangeant pour qu'il le trouve. De même, le compositeur Edgard Varèse se souvient que son côté « ange » autant qu'ivrogne lui valait la sympathie « des clochards et des miséreux » dont il croisait le chemin.

« Modi » le charmeur

Amedeo plaît aux femmes. Ses amitiés masculines, elles, relèvent parfois plus du compagnonnage de déracinés que de l'échange intellectuel.

Il charmait dès l'abord par son attitude franche, se souvient Paul Alexandre, son premier grand admirateur, qui l'aide, lui procure des modèles, des commandes et reste à hauteur de ses moyens son principal acheteur jusqu'à la guerre. À peine plus âgé que lui, partisan d'une consommation modérée de haschich comme stimulant sensitif — idée alors largement partagée —, il est le confident des goûts et projets du peintre, qui l'aurait initié aux arts primitifs. Sincèrement liés, ils vont ensemble au théâtre, que l'Italien adore, visitent des musées, des expositions, découvrant en particulier au Palais du Trocadéro l'art d'Indochine et les idoles rapportées d'Afrique Noire par Savorgnan de Brazza.

Modigliani a une grande affection  pour Maurice Utrillo, rencontré dès 1906 et dont le touchent le talent, l'innocence et les soûleries spectaculaires. Face aux difficultés de la vie et de l'art, ils se réconfortent mutuellement. Le soir ils s'abreuvent au même goulot, braillant des chansons paillardes dans les ruelles de la butte. « C'était presque tragique de les voir se promener tous les deux bras dessus bras dessous en équilibre instable », témoigne André Warnod, tandis que Picasso aurait eu ce mot : « Rien que de rester auprès d'Utrillo, Modigliani doit être déjà soûl »

L'Espagnol semble estimer le travail mais non les excès de l'Italien, qui de son côté affiche à son égard une superbe mâtinée de jalousie car il admire sa période bleue, sa période rose, le coup d'audace des Demoiselles d'Avignon. Selon Pierre Daix, Modigliani aurait puisé dans cet exemple et dans celui d'Henri Matisse une sorte d'autorisation à sortir des règles, à « mal faire » comme disait Picasso lui-même. Leur amitié de café s'arrête au seuil de l'atelier et le mot « SAVOIR » que Modigliani inscrit sur le portrait de son camarade volontiers péremptoire a sûrement une valeur ironique. Leur rivalité artistique s'exprime en petites phrases perfides et « Modi » ne fera jamais partie de « la bande à Picasso», exclu ainsi en 1908 d'une mémorable fête donnée par celui-ci en l'honneur — pour se moquer un peu ? — du Douanier Rousseau

Amedeo est bien plus complice avec Max Jacob, dont il aime la sensibilité, les facéties et le savoir encyclopédique, que ce soit dans le domaine des arts ou d'une culture juive plus ou moins ésotérique. Le poète tracera ce portrait de son défunt ami « Dedo » : « Cet orgueil à la limite de l'insupportable, cette épouvantable ingratitude, cette arrogance, tout cela n'était que l'expression d'une exigence absolue de pureté cristalline, d'une sincérité sans compromis qu'il s'imposait à lui-même, dans son art comme dans la vie […]. Il était cassant comme le verre ; mais aussi fragile et aussi inhumain, si j'ose dire »

Avec Chaïm Soutine, que Jacques Lipchitz lui présente à la Ruche en 1912, l'entente est immédiate bien que tout les oppose : juif ashkénaze issu d'un lointain shtetl, sans ressource aucune, Soutine se néglige, se conduit comme un rustre, rase les murs, a peur des femmes, et sa peinture n'a rien à voir avec celle de Modigliani. Celui-ci ne l'en prend pas moins sous son aile, lui apprenant les bonnes manières… et l'art de boire du vin ou de l'absinthe. Il fait son portrait plusieurs fois, cohabite avec lui à la Cité Falguière en 1916, le recommande à son marchand. Leur amitié va malgré tout s'étioler : mû peut-être aussi par une jalousie d'artiste, Soutine lui en veut de l'avoir poussé à boire alors qu'il souffrait d'un ulcère.

Au fil des années, sans compter ses compatriotes ou les marchands d'art, Modigliani a côtoyé et peint en une sorte de chronique presque tous les écrivains et artistes de la bohème parisienne : Blaise CendrarsJean CocteauRaymond RadiguetLéon BakstAndré DerainGeorges BraqueJuan GrisFernand LégerDiego RiveraKees van DongenMoïse KislingJules PascinOssip ZadkineTsugouharu FoujitaLéopold Survage… mais pas Marc Chagall, avec qui ses rapports sont difficiles « Les vrais amis de Modigliani étaient Utrillo, Survage, Soutine et Kisling », affirme Lunia Czechowska, modèle et amie du peintre L'historien d'art Daniel Marchesseau émet l'hypothèse qu'il préférait peut-être en effet Utrillo ou Soutine, encore obscurs, à de potentiels rivaux

Amedeo-modigliani-at-la-ruche-1914.jpg
260px-Maquis-a-montmartre-paris.jpg
Amedeo-modigliani-max-jacob-andre-salmon-ortiz-de-zarate-montparnasse-paris-1916.jpg
Foto_modi.jpg
150px-Woman's_Head_MET_DT203050_-_2.jpg
Modiglianihead1911.jpg

Concernant ses multiples conquêtes amoureuses, aucune ne semble avoir duré ni vraiment compté pour lui durant cette période. Ce sont essentiellement des modèles, ou des jeunes femmes qu'il croise dans la rue et persuade de se laisser peindre, parfois peut-être sans arrière-pensée  Il entretient en revanche une amitié tendre avec la poétesse russe Anna Akhmatova, qu'il rencontre durant le carnaval de 1910 alors qu'elle est en voyage de noces, et qui revient à Paris entre mai et juillet 1911 : on ne sait si leur relation a débordé l'échange de confidences et de lettres, les discussions sur la poésie ou l'art moderne et les interminables promenades dans Paris qu'elle évoquait plus tard avec émotion, mais il aurait fait d'elle une quinzaine de dessins, presque tous perdus

.

La peinture en question

 

Modigliani traverse quelques années de questionnements : même son expérience vénitienne ne l'avait pas préparé au choc du postimpressionnisme.

 

À Montmartre il peint moins qu'il ne dessine et tâtonne dans l'imitation de GauguinLautrecVan DongenPicasso ou d'autres. Marqué au Salon d'automne de 1906 par les couleurs pures et les formes simplifiées de Gauguin, il l'est plus encore l'année suivante par une rétrospective sur Cézanne, dont il expérimente les principes : La Juive emprunte à Cézanne comme à Gauguin ou au trait « expressionniste » de Lautrec. La personnalité artistique de Modigliani était toutefois assez formée pour qu'il n'adhère pas à n'importe quelle révolution en arrivant à Paris : il reproche au cubisme un formalisme désincarné et refuse de signer le manifeste du futurisme que lui soumet Gino Severini en 1910.

Indépendamment de ces influences, Modigliani souhaite concilier tradition et modernité. Ses liens avec les artistes de l'École de Paris encore naissante — « chacun à la recherche de son propre style » — l'encouragent à tester de nouveaux procédés, pour rompre avec l'héritage italien et classique sans pour autant le renier et élaborer une synthèse singulière Il vise le dépouillement, son tracé se clarifie, ses couleurs se renforcent. Ses portraits manifestent son intérêt pour la personnalité du modèle : la baronne Marguerite de Hasse de Villars refuse celui qu'il a fait d'elle en amazone, sans doute parce que, privée de sa jaquette rouge et de son cadre cossu, elle y arbore une certaine morgue.

S'il n'évoque guère son travail ni ses conceptions picturales, il arrive à Modigliani de s'exprimer sur l'art avec un enthousiasme qui fait par exemple l'admiration de Ludwig Meidner : « Jamais auparavant je n'ai entendu un peintre parler de la beauté avec autant d'ardeur » Paul Alexandre pousse son protégé à participer aux expositions collectives de la Société des artistes indépendants et à présenter au Salon de 1908 un dessin et cinq toiles : son chromatisme et son trait concis, personnels sans innovation radicale, reçoivent un accueil mitigé. Il ne produit qu'entre six et dix-huit tableaux l'année suivante, la peinture étant passée pour lui au second plan ; mais les six qu'il propose au salon en 1910 sont remarqués, Le Violoncelliste notamment, dont Guillaume ApollinaireLouis Vauxcelles et André Salmon apprécient le côté cézannien

.

Deux séjours à Livourne

Modigliani est retourné en 1909 et en 1913 dans son pays et sa ville natals : des incertitudes demeurent sur ce qui s'y est passé.

En juin 1909, sa tante Laura Garsin en visite à la Ruche le trouve aussi mal en point que mal logé : il passe donc l'été chez sa mère, qui le gâte et prend soin de lui tandis que Laura, « écorchée vive, comme lui», l'associe à ses travaux philosophiques. Il en va autrement avec les anciens amis. Amedeo les juge encroûtés dans un art de commande trop sage, eux ne comprennent pas ce qu'il leur dit des avant-gardes parisiennes ni les « déformations » de sa propre peinture: médisants, envieux peut-être, ils lui battent froid au tout nouveau Caffè Bardi de la place Cavour. Seuls lui restent fidèles Ghiglia et Romiti, qui lui prête son atelier. Modigliani réalise plusieurs études et portraits, dont Le Mendiant de Livourne, inspiré à la fois de Cézanne et d'un petit tableau du xviie siècle napolitain, et exposé au Salon des indépendants l'année suivante.

Il est probable que les premiers essais de Modigliani pour sculpter la pierre datent de ce séjour, son frère aîné l'aidant à trouver un vaste local près de Carrare et à choisir à Seravezza ou Pietrasanta — sur les traces de Michel-Ange — un beau bloc de marbre. Désireux d'y transposer quelques esquisses, l'artiste s'y serait attaqué dans une chaleur et une lumière dont il avait perdu l'habitude, la poussière soulevée par la taille directe irritant bientôt ses poumons. Ce qui ne l'empêche pas de rentrer à Paris en septembre bien décidé à se faire sculpteur.

Un jour de l'été 1912, Ortiz de Zárate découvre Modigliani évanoui dans sa chambre : depuis des mois il travaillait comme un forcené tout en menant une vie déréglée. Ses amis se cotisent pour le renvoyer en Italie. Mais ce second séjour, au printemps 1913, ne suffit pas à rééquilibrer son organisme délabré ni sa psyché fragile. Il se heurte de nouveau à l'incompréhension moqueuse de ceux à qui il montre en photo ses sculptures parisiennes. A-t-il pris au pied de la lettre leur suggestion ironique et jeté dans le Fosso Reale celles qu'il venait de réaliser ? Toujours est-il que leur réaction a pu peser dans sa décision ultérieure d'abandonner la sculpture

.

« Modigliani, sculpteur »

Malgré l'ancienneté de sa vocation, Modigliani se lance dans la sculpture sans formation.

Depuis des années il considère la sculpture comme l'art majeur et ses dessins comme des exercices préalables au travail du ciseau. À Montmartre, il se serait dès 1907 exercé sur des traverses, l'unique statuette en bois authentifiée étant toutefois postérieure. Des rares œuvres en pierre réalisées l'année suivante subsiste une tête de femme à l'ovale étiré. 1909-1910 marque un tournant esthétique : il se jette à corps perdu dans la sculpture sans cesser tout à fait de peindre— quelques portraits, peu de nus entre 1910 et 1913 —, d'autant que la toux due aux poussières de la taille et du polissage le force à suspendre par périodes son activité. Dessins et peintures de cariatides accompagnent son parcours de sculpteur comme autant de projets avortés.

En ces années d'engouement pour l'« art nègre », Picasso, MatisseDerain, beaucoup s'essaient à la sculpture. Que ce soit ou non pour rejoindre Constantin Brâncuși que le Dr Alexandre lui a présenté, Modigliani emménage à la Cité Falguière et se fournit en calcaire dans d'anciennes carrières ou sur les chantiers de Montparnasse (immeubles, métro). Quoique ignorant tout de la technique, il travaille du matin au soir dans la cour : en fin de journée il aligne ses têtes sculptées, les arrose avec soin et les contemple longuement— quand il ne les orne pas de bougies en une sorte de mise en scène primitive.

 

Brâncuși l'encourage et l'a convaincu que la taille directe permet de mieux « sentir » la matière. Le refus de modeler d'abord le plâtre ou l'argile plaît sans doute aussi au jeune néophyte par le caractère irrémédiable du geste, qui oblige à anticiper la forme ultime. « La plénitude se rapproche […] Je ferai tout dans le marbre », écrit-il, signant ses lettres à sa mère « Modigliani, scultore ».

À partir de ce qu'il admire — statuaire antique et renaissante, art africain, oriental, contemporain—, Modigliani trouve son style. En mars 1911 il expose plusieurs têtes de femmes avec des esquisses et des gouaches dans le grand atelier de son ami Amadeo de Souza-Cardoso. Au Salon d'automne de 1912 il présente « Têtes, ensemble décoratif », sept figures conçues comme un tout après de nombreuses détrempes préparatoires : assimilé à tort aux cubistes, il est du moins reconnu comme sculpteur. Quant aux cariatides — retour délibéré à l'antique —, s'il n'en a laissé qu'une, inachevée, il les rêvait comme les « colonnes de tendresse » d'un « Temple de la Volupté ».

Modigliani abandonne peu à peu la sculpture à partir 1914, continuant de loin en loin jusqu'en 1916 : les médecins lui ont maintes fois déconseillé la taille directe et ses quintes de toux vont à présent jusqu'au malaise. D'autres raisons ont pu s'ajouter : force physique exigée par cette technique, problème de l'espace qui le contraint à travailler dehors, coût des matériaux  pression enfin de Paul Guillaume, les acheteurs préférant les tableaux  Il se peut que ces difficultés et les réactions du public aient découragé l'artiste : dès 1911-1912, ses proches observent qu'il est de plus en plus amer, sarcastique, d'un cabotinage extravagant. Roger van Gindertael invoque en outre son penchant nomade et son impatience à s'exprimer, à achever son œuvre Devoir renoncer à son rêve n'aura en tout cas pas contribué à le guérir de ses addictions.

Modis2.jpg
Amedeo_Modigliani_Photo.jpg

Les passions du peintre (1914-1920)

 

À son retour de Livourne, Modigliani retrouve ses amis, sa misère et sa vie marginale. Sa santé se dégrade mais son activité créatrice s'intensifie : il se met à « peindre pour de bon ». De 1914 à 1919, apprécié des marchands Paul Guillaume puis Léopold Zborowski, il produit plus de 350 tableaux qui commencent à se vendre, même si la Première Guerre mondiale retarde cette reconnaissance : cariatidesportraits nombreux et nus resplendissants  Parmi ses maîtresses se distinguent la volcanique Beatrice Hastings et surtout la tendre Jeanne Hébuterne, qui lui donne une fille et le suit dans la mort.

La vie d'un artiste maudit

Errance, alcoolisme et toxicomanie croissants, amours orageuses ou sans lendemain, exhibitionnisme agressif : Modigliani incarnera « la jeunesse brûlée ».

Rentré à Paris durant l'été 1913, il reprend « sa cage du boulevard Raspail » puis loue des ateliers-logements au nord de la Seine (passage de l'Élysée des Beaux-Artsrue de DouaiPlace Émile-Goudeau tout en passant ses journées dans le quartier du Montparnasse où ont peu à peu migré les artistes de Montmartre et qui, jusqu'alors campagnard, est en pleine rénovation

Au Dôme ou à La Closerie des Lilas il préfère La Rotonde, rendez-vous d'artisans et d'ouvriers dont le propriétaire, Victor Libion, laisse les artistes rester des heures devant le même verre. Il a ses habitudes chez Rosalie, connue pour sa cuisine italienne bon marché et sa générosité, et à qui il répète qu'un artiste sans le sou ne devrait pas payer. « Pauvre Amedeo ! se souvient-elle. Ici, il était comme chez lui. Quand on le trouvait endormi sous un arbre ou dans une rigole, on le portait chez moi. Alors, on le couchait sur un sac dans l'arrière-boutique jusqu'à ce que la cuite lui soit passée. » Pendant la guerre il fréquente aussi, impasse du Maine, la « cantine » et les soirées de Marie Vassilieff, qui toutefois redoute ses éclats.

Plus que jamais, « Modi » aviné — quand il ne combine pas l'alcool aux stupéfiants — fanfaronne, déclame des versl, se lance dans des tirades lyriques ou des altercations : seul Libion saurait le calmer Quand il échoue au poste de police, le commissaire Zamarron, féru de peinture, l'en fait sortir ou lui achète en se privant quelque toile ou dessin : son bureau à la préfecture est orné d'œuvres de Soutine, Utrillo, Modigliani, habitués du commissariat.

Lors de la mobilisation d'août 1914 Modigliani veut s'engager, mais ses problèmes pulmonaires empêchent son incorporation. Il reste un peu isolé dans Montparnasse, malgré le retour des réformés pour blessures graves : Braque, Kisling, Cendrars, Apollinaire, Léger, Zadkine… Contrairement à celles de Picasso, DufyLa Fresnaye ou des expressionnistes allemands, ses œuvres ne comportent aucune allusion à la guerre, même quand il peint un soldat en uniforme.

Il multiplie les aventures, d'autant que, se rappelle Rosalie, « comme il était beau, savez-vous ? Sainte Vierge ! Toutes les femmes lui couraient après ». Ses relations avec l'artiste Nina Hamnett, la « Reine des Bohémiennes », n'ont probablement pas dépassé l'amitié mais avec Lunia Czechowska, qu'il a connue grâce aux Zborowski et peinte quatorze fois peut-être. Entre autres passades, Elvira dite la Quique (« la Chica ») est une entraîneuse de Montmartre : leur rapport érotique intense a donné lieu à plusieurs nus et portraits avant qu'elle ne le quitte brusquement. Quant à l'étudiante québécoise Simone Thiroux (1892-1921), accouchée en septembre 1917 d'un fils que Modigliani refuse de reconnaître elle oppose en vain à sa muflerie des lettres où elle quémande humblement son amitié.

Le peintre a vécu en revanche du printemps 1914 à 1916 avec la poétesse et journaliste britannique Beatrice Hastings. Tous les témoins évoquent un coup de foudre. Béatrice a de l'allure, de la culture, un côté excentrique, et un penchant pour le cannabis et la boisson qui fait douter qu'elle y ait freiné Modigliani, même si elle affirme qu'il « n'a jamais rien fait de bien sous l'effet du haschich ». D'emblée tumultueuse, leur relation passionnelle faite d'attirance physique et de rivalité intellectuelle, de scènes de jalousie terribles et de réconciliations tapageuses, alimente les potins. Béatrice lui inspire de nombreux dessins et une dizaine de portraits à l'huile parfois humoristiques. « Un porc et une perle » dira-t-elle de lui, lassée de leurs querelles de plus en plus violentes. L'art de Modigliani n'en a pas moins gagné en fermeté et en sérénité durant la « période Hastings».

Retour à la peinture

L'impossibilité de sculpter a indéniablement stimulé la créativité picturale de Modigliani: s'ouvre l'ère des grands chefs-d'œuvre.

Modigliani a poursuivi son activité picturale en marge de la sculpture, en particulier des dessinsgouaches ou huiles représentant des cariatides. Il reste qu'il peint de plus en plus frénétiquement à partir de 1914, avec un pic entre 1917 et 1918-1919. Il trouve assez vite son style, cherchant fébrilement sans souci des avant-gardes à exprimer ce qu'il ressent. En novembre 1915 il écrit à sa mère : « Je fais de nouveau de la peinture et je vends »

En 1914, peut-être après un bref mécénat de Georges Chéron qui se vantait d'enfermer Modigliani dans sa cave avec une bouteille et sa bonne pour l'obliger à travailler, Max Jacob présente son ami à Paul Guillaume. Cet amateur d'« art nègre » et d'art moderne expose des inconnus dans sa galerie de la rue du Faubourg-Saint-Honoré : seul acheteur de Modigliani jusqu'en 1916, d'autant que Paul Alexandre est au front, il le fait participer à des expositions collectives. Il ne l'a jamais pris sous contrat — tous deux avaient peu d'affinités— mais le fera connaître après sa mort aux américains, à commencer par Albert Barnes en 1923

En juillet 1916, trois œuvres seulement figurent parmi les 166 qu'expose André Salmon dans l'hôtel particulier du grand couturier Paul Poiretavenue d'Antin. C'est plutôt en décembre, lors d'une exposition dans l'atelier du peintre suisse Émile Lejeune rue Huyghens, que Léopold Zborowski découvre sur fond de musique d'Erik Satie les toiles de Modigliani : il lui paraît valoir deux fois Picasso. Le poète et marchand d'art polonais devient non seulement le fervent admirateur mais l'ami fidèle et compréhensif du peintre, et sa femme Anna (Hanka) l'un de ses modèles favoris. Ils le soutiendront jusqu'à la fin dans la mesure de leurs moyens : allocation journalière de 15 francs (environ 20 euros), matériel, modèles, frais d'hôtel, plus la liberté de peindre tous les après-midi chez eux, 3 rue Joseph-BaraA . Modigliani leur recommande Chaïm Soutine, dont ils acceptent par amitié de s'occuper bien que ne prisant pas, elle ses manières, lui sa peinture.

Trop indépendant et orgueilleux pour se faire portraitiste mondain à l'instar de Kees van Dongen ou Giovanni Boldini, Amedeo conçoit l'acte de peindre comme un échange affectif avec le modèle : ses portraits retracent en quelque sorte l'histoire de ses amitiés et de ses amours. Françoise Cachin juge ceux de la « période Hastings » d'une grande justesse psychologique. Quant aux 25 nus voluptueux peints jusqu'en 1919 dans des poses sans pruderie, ils nourrissent les fantasmes du public sur un Modigliani libertin.

Le 3 décembre 1917 a lieu à la galerie Berthe Weillrue Taitbout, le vernissage de ce qui restera, de son vivant, son unique exposition personnelle, d'une trentaine d'œuvres. Deux nus féminins en vitrine provoquent immédiatement un scandale qui rappelle celui de l'Olympia d'Édouard Manet : tenant d'une représentation idéalisée, le commissaire de police du quartier ordonne à Berthe Weill de décrocher cinq nus au motif que leurs poils pubiens sont un outrage aux bonnes mœurs, ce qui peut surprendre un demi-siècle après L'Origine du monde de Gustave Courbet. Menacée de fermeture elle obtempère, dédommageant Zborowski de cinq toiles. Ce fiasco — deux dessins à 30 francs de vendus — apporte en fait une publicité au peintre  attirant notamment ceux qui n'ont pas, pas encore, les moyens de s'offrir une toile impressionniste ou cubiste : Jonas Netter s'intéresse à Modigliani depuis 1915 mais le journaliste Francis Carco salue son audace et lui achète plusieurs nus, le critique Gustave Coquiot aussi, le collectionneur Roger Dutilleul lui commande son portrait,

ModiS3.jpg
800px-Modigliani._Tête_de_femme.jpg
Paul_Guillaume_et_Amedeo_Modigliani_(musée_de_lOrangerie,_Paris)_(8230222609).jpg
Une année dans le Midi

 

Face aux rationnements et aux bombardements, Zborowski décide en avril d'un séjour sur la Côte d'Azur, auquel Modigliani consent car sa toux et ses fièvres continuelles sont alarmantes. Hanka, Soutine, Foujita et sa compagne Fernande Barrey sont du voyage, ainsi que Jeanne et sa mère. En conflit constant avec celle-ci, Amedeo traîne dans les bistrots de Nice et loge dans un hôtel de passe où il fait poser des prostituées.

À Cagnes-sur-Mer, tandis que Zborowski écume les endroits chics de la région pour placer les toiles de ses protégés, le peintre toujours éméché et bruyant se fait peu à peu chasser de partout et est hébergé par Léopold Survage. Il passe ensuite quelques mois chez le peintre Allan Österlind et son fils Anders, dont la propriété jouxte celle d'Auguste Renoir, leur ami de longue date à qui Anders présente Modigliani. Mais la visite tourne mal : le vieux maître lui ayant confié qu'il aimait à caresser longuement ses tableaux comme des fesses de femme, l'Italien claque la porte en répliquant que lui n'aime pas les derrières.

En juillet, tout le monde rentre à Paris sauf Amedeo, Jeanne et sa mère. Ils fêtent à Nice l'armistice de 1918 puis, le 29 novembre, la naissance de la petite Jeanne, Giovanna pour son père, qui est très fier mais oublie de la déclarer à la mairie. Une nourrice calabraise prend soin d'elle, sa jeune mère et sa grand-mère s'en révélant incapables. Passé la première euphorie, Modigliani renoue avec les angoisses, la boisson et les demandes d'argent incessantes à Zborowski. Le 31 mai 1919, laissant sur place bébé, compagne et belle-mère, il retrouve avec joie l'air et la liberté de Paris

L'artiste aurait eu besoin d'une tranquillité dégagée des incertitudes matérielles mais n'en a pas moins travaillé avec acharnement durant cette année dans le Midi qui lui rappelait l'Italie. Il s'est essayé au paysage et a peint énormément de portraits : quelques maternités, beaucoup d'enfants, des gens de toutes conditions. La présence apaisante de Jeanne a globalement favorisé sa production : ses grands nus l'attestent, et si les portraits de la « période Hébuterne » sont parfois jugés moins riches sur le plan artistique que ceux de la « période Hastings », l'émotion qui s'en dégage en a depuis fait la valeur.

Amedeo_Modigliani_1919.jpg

Fins tragiques

L'année 1919 est pour l'artiste celle d'un début de notoriété et du déclin irréversible de sa santé.

Plein d'énergie au printemps 1919, Modigliani ne tarde pas à retomber dans ses excès éthyliques et sa cyclothymie. Jeanne qui le rejoint fin juin est de nouveau enceinte : il s'engage par écrit à l'épouser dès qu'il aura les papiers nécessaires. Modèle toujours amie, Lunia Czechowska prend en charge leur petite fille, chez les Zborowski, avant qu'elle reparte en nourrice près de Versailles. Il arrive à Amedeo ivre mort de sonner en pleine nuit pour s'en enquérir : en général Lunia n'ouvre pas et lui dit de s'en retourner. Quant à Jeanne, épuisée par sa grossesse, elle sort peu mais peint toujours.

Zborowski vend 10 toiles de Modigliani 500 francs pièce à un collectionneur de Marseille, puis négocie sa participation à l'exposition « Modern French Art - 1914-1919 » qui se tient à Londres du 9 août au 6 septembre. Organisée par les poètes Osbert et Sacheverell Sitwell à la Mansard Gallery, sous les combles du grand magasin Heal & Son'sN 41, elle attire 20 000 visiteurs. L'Italien y est le plus représenté, avec 59 œuvres qui remportent un tel succès critique et public que ses marchands, apprenant qu'il a fait un gros malaise, supputent une hausse s'il venait à mourir et envisagent de suspendre les ventes. Avant cela Modigliani aurait vendu davantage s'il n'avait été si ombrageux, refusant qu'on lui paie un dessin le double de ce qu'il demandait mais capable de dire à un marchand pingre de « se torcher » avec, ou de défigurer par des lettres énormes celui qu'une américaine voulait voir signé.

Il travaille beaucoup, enchaînant les portraits et se peignant une fois lui-même — son Autoportrait en Pierrot de 1915 n'était qu'une huile sur carton de petit format : il s'est représenté palette en main, les yeux mi-clos, l'air fatigué mais plutôt serein, comme détaché du monde ou tourné vers son idéal.

Il pressent sûrement sa fin : pâle, émacié, les yeux caves, sa toux amenant des crachements de sang, il souffre de néphrite et parle parfois de rentrer chez sa mère avec sa fille. Blaise Cendrars le rencontre un jour : « Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Et il n'avait pas un sou. » D'une irascibilité croissante même avec Jeanne, le peintre n'évoque guère sa tuberculose et refuse obstinément de se soigner, ainsi quand Zborowski veut l'envoyer en Suisse. « En fin de compte, déclarait le sculpteur Léon Indenbaum, Modigliani s'est suicidé », ce que Jacques Lipchitz avait tenté de lui faire entendre. La fille du peintre estime toutefois que son espoir de guérir, de recommencer, le disputait à sa détresse : dans sa dernière lettre à Eugénie, en décembre, il projette un séjour à Livourne.

 

L'épitaphe porte qu'Amedeo est mort alors qu'« il atteignait la gloire » et que Jeanne fut sa « compagne dévouée jusqu'à l'extrême sacrifice ».

Sa méningite tuberculeuse s'est considérablement aggravée depuis novembre, ce qui ne l'empêche pas d'errer encore la nuit ivre et querelleur. Le 22 janvier 1920, alors qu'il était alité depuis quatre jours, Moïse Kisling et Manuel Ortiz de Zárate le trouvent évanoui dans son studio sans feu  jonché de bouteilles et de boîtes de sardines vides, Jeanne en fin de grossesse dessinant auprès de lui : elle aurait peint « quatre aquarelles qui sont comme le récit ultime de leur amour ». Hospitalisé d'urgence à l'hôpital de la Charité, il meurt le surlendemain à 20h45, sans souffrance ni conscience car il a été endormi par piqûre. Après une tentative infructueuse de Kisling, Lipchitz réalise en bronze son masque mortuaire.

Constamment entourée, Jeanne dort à l'hôtel puis se recueille longuement sur la dépouille. Rentrée chez ses parents, rue Amyot, elle est veillée la nuit suivante par son frère mais à l'aube, comme il s'est assoupi, elle se jette par la fenêtre du 5e étage. Chargé sur une brouette par un ouvrier, son corps fait un incroyable parcours avant d'être arrangé par une infirmière rue de la Grande-Chaumière : sa famille sous le choc n'a pas ouvert sa porte et le concierge n'a accepté qu'on dépose le corps dans l'atelier, dont Jeanne n'était pas locataire en titre, que sur ordre du commissaire de quartier. Ne voulant voir personne, ses parents fixent au matin du 28 janvier son enterrement dans un cimetière de banlieue : Zborowski, Kisling, Salmon en ont eu vent et y assistent avec leurs épouses. L'année suivante, grâce au frère aînér et aux amis de Modigliani, notamment la femme de Fernand Léger, Achille Hébuterne accepte que sa fille repose auprès de son compagnon au cimetière du Père-Lachaise.

Les funérailles du peintre ont eu une autre ampleur. Kisling a improvisé une collecte, la famille Modigliani n'ayant pu se procurer à temps des passeports mais enjoignant de ne pas regarder à la dépense : le 27 janvier, un millier de personnes, amis, relations, modèles, artistes ou non, suivent dans un silence impressionnant le corbillard fleuri que tirent quatre chevaux.

Le jour même, la galerie Devambez expose place Saint-Augustin une vingtaine de tableaux de Modigliani : « Le succès et la célébrité, qui s'étaient fait désirer de son vivant, ne se sont par la suite jamais démentis.

bottom of page