Historique Nicolas de Stael
Nicolas de Staël , baron Nikolaï Vladimirovitch Staël von Holstein (en russe : Николай Владимирович Шталь фон Гольштейн), né le 23 décembre 1913 (5 janvier 1914 dans le calendrier grégorien) à Saint-Pétersbourg, mort le 16 mars 1955 à Antibes, est un peintre français originaire de Russie, issu d'une branche cadette de la famille Staël von Holstein.
La carrière de Nicolas de Staël s'étale sur quinze ans, de 1940 à sa mort. Artiste prolifique, il réalise au cours de sa carrière 1120 tableaux aux influences diverses — Cézanne, Matisse, Van Gogh, Braque, Soutine et les fauves, mais aussi les maîtres néerlandais Rembrandt, Vermeer et Seghers.
Sa peinture est en constante évolution. Des couleurs sombres de ses débuts (Porte sans porte, 1946 ou Ressentiment, 1947), elle aboutit à l'exaltation de la couleur comme dans le Grand Nu orange (1953). Ses toiles se caractérisent par d'épaisses couches de peinture superposées et un important jeu de matières, passant des empâtements au couteau (Compositions, 1945-1949) à une peinture plus fluide (Agrigente, 1954, Chemin de fer au bord de la mer, soleil couchant, 1955).
Refusant les étiquettes et les courants, tout comme Georges Braque qu'il admire, il travaille avec acharnement, détruisant autant d’œuvres qu'il en réalise. « Dans sa frénésie de peindre il côtoie sans cesse l'abîme, trouvant des accords que nul autre avant lui n'avait osé tenter. Peinture tendue, nerveuse, toujours sur le fil du rasoir, à l'image des dernières toiles de Vincent van Gogh qu'il rejoint dans le suicide. »
Nicolas de Staël meurt à 41 ans en se jetant de la terrasse de la maison où il avait son atelier à Antibes. Cette maison fut classée monument historique en mars 2014 après une rénovation effectuée par Roman Rotges. Il est enterré au cimetière de Montrouge.
Par son style évolutif, qu'il a lui-même qualifié d'« évolution continue », il reste une énigme pour les historiens d'art qui le classent aussi bien dans la catégorie de l'École de Paris , que dans les abstraits ayant inspiré les jeunes peintres à partir des années 1970, selon Marcelin Pleynet et Michel Ragon, ou encore dans la catégorie de l'art informel selon Jean-Luc Daval. Il a maintes fois créé la surprise notamment avec la série Les Footballeurs, entraînant derrière lui des artistes d'un nouveau mouvement d'abstraction parmi lesquels Jean-Pierre Pincemin et les artistes du néo-formalisme new-yorkais, ou de l'expressionnisme abstrait de l'École de New York, parmi lesquels se trouve notamment Joan Mitchell
Biographie
Nicolas de Staël est issu d’une lignée de militaires. Son arrière-grand-père, Carl Gustav, dirige la deuxième division de cavalerie du tsar et termine sa carrière comme général de corps d’armée en 1861 son grand-père Ivan Karlovitch et son père Vladimir Ivanovitch sont aussi officiers généraux. Né en 1853, il sert dans les rangs des cosaques et des uhlans de la garde impériale. Il devient général major, vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg en 1908, jusqu'en 1917.
Son père est un orthodoxe pieux et austère. Sa mère, Lioubov Berdnikova, plus jeune que son mari de vingt-deux ans, est sa seconde épouse. Elle est issue d'un milieu très fortuné où l'on s'intéresse à l'art. Par sa mère, elle est apparentée à la famille du compositeur Alexandre Glazounov.
Selon le calendrier julien, Nicolas de Staël naît le 23 décembre 1913 à Saint-Pétersbourg, qui vient alors d'être rebaptisée Petrograd (Петроград).
À la suite de la révolution de 1917, comme de nombreux Russes blancs, la famille est contrainte à l’exil. Les parents de Nicolas de Staël meurent en 1919 après s'être installés en Pologne. Orphelin, il est confié par sa marraine en 1922 à une famille de Bruxelles, les Fricero, avec ses deux sœurs, Marina et Olga. Les Fricero sont une famille d'origine sarde qui a hérité de la nationalité russe au xixe siècle lorsque le père d'Emmanuel Fricero était attaché naval à l'ambassade de Russie à Londres. Sa femme Charlotte est présidente de la Croix-Rouge. Ils ont déjà recueilli le descendant d'une grande famille russe, Alexandre Bereznikov
Il est inscrit au collège jésuite Saint-Michel à Etterbeek, commune voisine de Bruxelles, le 16 août 1924 en avant-dernière année de primaire. Il accomplit ses humanités classiques dans le même collège jusqu'en juillet 1931 qu'il quitte en 3e latine, après avoir redoublé cette classe. Les Fricero l'inscrivent au collège Cardinal Mercier de Braine-l'Alleud en septembre 1931. Nicolas se passionne pour la littérature française et les tragédies grecques et dans le même temps découvre la peinture dans les musées et les galeries notamment Rubens et les peintres belges contemporains James Ensor, Permeke. Sa vocation naissante d'artiste inquiète son père adoptif, Emmanuel Fricero, sorti de l'École centrale de Paris, qui souhaite voir Nicolas s'orienter vers les sciences et le pousse à entreprendre des études d'ingénieur. Mais dès ses études terminées, Nicolas se tourne vers la peinture.
Après avoir visité les Pays-Bas en juin, et découvert la peinture flamande, il entre en octobre 1933 aux Beaux-arts de Bruxelles où il suit les cours de dessin antique avec Henri van Haelen. Il se lie d'amitié avec Madeleine Haupert qui a fréquenté les Beaux arts de Paris et qui lui fait découvrir la peinture abstraite. Il s'inscrit aussi à l'Académie des beaux-arts de Saint-Gilles où il suit les cours d'architecture de Charles Malcause. Dans cette même académie, il suit dès 1934-35 les cours de décoration en compagnie de Georges de Vlamynck (Géo De Vlamynck) qu'il assiste par la suite pour la réalisation de peintures murales du pavillon du Verre d'Art de l'Exposition universelle de Bruxelles de 1935.
Il voyage ensuite dans toute l'Europe. Dans le midi de la France et à Paris où il découvre Paul Cézanne, Henri Matisse, Chaïm Soutine, Georges Braque, puis il se rend en Espagne où il est séduit par la beauté des paysages. Le voyage en Espagne, qu'il parcourt à bicyclette avec son ami Benoît Gilsoul, est un voyage d'étude au cours duquel il prend force notes et croquis. À partir de Madrid, c'est avec Emmanuel d'Hooghvorst qu'il poursuit sa route jusqu'en Andalousie. Il envoie une abondante correspondance à Georges de Vlamynck, produit quelques aquarelles qu'il vend à Barcelone, et aux Fricero il exprime son indignation devant la misère du peuple espagnol. Il exposera d'autres aquarelles d'Espagne à la galerie Dietrich avec Alain Haustrate et Rostislas Loukine
À Marrakech, en 1937, Nicolas de Staël rencontre Jeannine Guillou. Jeannine Guillou est elle-même peintre, plus âgée de cinq ans que Nicolas. Bretonne d'origine, d'une famille de Concarneau, elle est mariée depuis six ans à un Polonais, Olek Teslar (1900-1952), qu'elle a rencontré aux Arts décoratifs de Nice et dont elle a un fils, Antek (Antoine) qui deviendra par la suite écrivain et scénariste sous le pseudonyme d'Antoine Tudal. Les Teslar habitent le sud marocain dans une sorte de phalanstère où ils offrent des médicaments à la population. L'administration leur a fait signer des documents déchargeant la France de toute responsabilité en cas de malheur. Sorte de « hippies avant la lettre », les Teslar se séparent élégamment lorsque Jeannine part avec Nicolas.
Jeannine qui a étudié aux Arts décoratifs de Nice est déjà un peintre affirmé. À Fès, en 1935, un critique d'art a couvert d'éloges son travail et son talent « viril et nerveux ». Nicolas, lui, cherche encore son style.
Staël est fasciné par l'Italie. En 1938, il entreprend avec Jeannine un voyage qui les conduit de Naples à Frascati, Pompéi, Paestum, Sorrente, Capri. À ses amis Fricero, il écrit :
« Après avoir essayé de peindre un an dans ce merveilleux Maroc, et n'en étant pas sorti couvert de lauriers, je puis approcher, voir, copier Titien, Le Greco, les beaux Primitifs, le dernier des Giovanni Bellini, Andrea Mantegna, Antonello de Messine, tous, et si parfois ces toiles ne sont pas aussi près de mon cœur que les vieux Flamands, les Hollandais, Vermeer, Rembrandt, j'y apprends toujours énormément et n'espère qu'une seule chose, c'est de pouvoir les étudier aussi longtemps que possible. »
Cette année-là, les relations avec les Fricero se détériorent. La famille d'accueil s'inquiète pour la carrière de Nicolas qui rompt tout lien avec la Belgique et décide de s'installer à Paris avec Jeannine. Il loge d'abord dans un hôtel au 147 ter, rue d'Alésia, puis au 124, rue du Cherche-Midi. Il suit pendant une courte période les cours de l'académie Fernand Léger et il essaie d'obtenir un permis de séjour tout en copiant les œuvres du Louvre. Il fait la connaissance de l'historien d'art suisse Pierre Courthion qui aura un rôle important par la suite.
Pendant cette année, Nicolas peint énormément et détruit beaucoup de ses œuvres. Il ne reste de cette période qu'une vue des quais de la Seine.
Pour gagner un peu d'argent, il retourne en Belgique, à Liège, où il travaille sur les fresques du pavillon d'exposition de la France pour l'Exposition internationale de la technique de l'eau.
En septembre 1939, le peintre s'engage dans la Légion étrangère. Pendant les deux mois qui précèdent son incorporation, il rencontre la galeriste Jeanne Bucher qui trouve pour lui et pour Jeannine des logements provisoires dans les ateliers d'artistes inoccupés. Jeannine est déjà tombée gravement malade pendant l'été à Concarneau. C'est à partir de cette époque, et jusqu'en 1942, que Nicolas a peint le plus grand nombre de portraits de sa compagne dans le style figuratif : Portrait de Jeannine, dont Arno Mansar dit que « c'est à la fois un Picasso de la période bleue et aussi un souvenir des allongements du Greco, qu'il a admiré en Espagne. »
Plus tard, Staël dira : « Quand j'étais jeune, j'ai peint le portrait de Jeannine. Un portrait, un vrai portrait, c'est quand même le sommet de l'art
Le 19 janvier 1940, il est mobilisé et rejoint le dépôt des régiments étrangers où il est affecté au service des cartes d'État-major à Sidi Bel Abbès, en Algérie. Il est ensuite envoyé le 29 février au 1er régiment étranger de cavalerie (1er REC) à Sousse, en Tunisie, où il travaille au service géographique de l’armée en mettant à jour les cartes d’état-major du protectorat. Il est démobilisé le 19 septembre 1940.
Nicolas de Staël rejoint Jeannine qui vit alors à Nice. Il fait la connaissance d'Alberto Magnelli, Maria Elena Vieira da Silva, Jean Arp, Christine Boumeester, Sonia Delaunay et Robert Delaunay. Les artistes se retrouvent à la librairie Matarasso, avec Jacques Prévert et Francis Carco. C'est surtout grâce à son ami, le peintre Félix Aublet, qu'il sera introduit dans ces cercles artistiques et qu'il va orienter sa peinture vers un style plus abstrait. Il reste de cette période quelques traces de ses essais mélangeant cubisme et fauvisme avec le tableau Paysage du Broc (Maison du Broc) 1941, huile sur toile de 55 × 46 cm, collection particulière.
Aublet lui vient encore en aide lorsque le jeune peintre ne peut gagner sa vie avec sa peinture, lui fournissant de petits travaux de décoration.
De son côté, Jeannine s'est remise à la peinture. « Le marchand de tableau Mockers, de la rue Masséna à Nice, lui a fait signer un contrat d'exclusivité. Ce qui permet au couple de vivre alors que les restrictions alimentaires commencent à peser terriblement. L'arrière-pays niçois, assez peu agricole, a le plus grand mal à nourrir sa population. » Jeannine a aussi retrouvé son fils, Antek, qu'elle avait confié à un pensionnat. Antek se débrouille au marché noir. Nicolas troque des bibelots contre de la nourriture. Malgré ces difficultés, Jeannine donne naissance le 22 février 1942 à leur fille Anne. Staël est fasciné par l'enfant qu'il décrit comme un « petit colosse aux yeux clairs ». Il voudrait épouser sa compagne mais les complications juridiques du divorce avec Olek Teslar, injoignable, le découragent.
La naissance de sa fille induit chez Staël une nouvelle réflexion sur la peinture. Abandonnant le paysage, il se tourne vers le portrait, avec Jeannine pour principal modèle.
Les trois années passées à Nice peuvent être considérées comme le premier « atelier » du peintre. Staël commence à appeler ses tableaux « compositions », il dessine et peint fiévreusement et continue de détruire autant qu'il crée. Mais il commence à rencontrer ses premiers amateurs : Boris Wulfert lui achète une Nature morte à la pipe (1940-1941), une huile sur papier de 63,5 × 79,5 cm, et Jan Heyligers, son premier tableau abstrait peint à partir d'un coquillage. « Dès 1942, il peint ses premières toiles abstraites. Sur fond uni, gris, s'animent des ellipses, des formes de lasso, des grilles. Le dessin est posé sur la peinture. » Staël compartimente sa peinture, certaines formes sont des lames, indépendantes du fond, dans un jeu de géométrie. Selon Anne de Staël, on ne sait pas si la composition est dans son aplat, ou bien dans le trait qui limite, ou bien si composer revient à exprimer une chose unique.
Nicolas et Jeannine sont très proches de Suzie et Alberto Magnelli installés dans une ancienne magnanerie à Plan de Grasse. Magnelli va être un grand soutien pour « Le Prince »
En 1943, sous l'occupation, le couple et ses deux enfants retournent à Paris. Les années de guerre sont très difficiles.
Jeanne Bucher achète des dessins à Nicolas et prête un logement à la famille dans un hôtel particulier momentanément inhabité, celui de Pierre Chareau alors en Amérique. Pendant cette période, le peintre dessine beaucoup de grands formats.
Magnelli présente à Staël un ami de Piet Mondrian, César Domela, qui insiste auprès de Jeanne Bucher pour que Nicolas de Staël participe à l'exposition qui réunit lui-même, et Vassily Kandinsky. L'exposition a lieu le 15 février 1944, mais personne n'achète les tableaux du « Prince ». Des personnalités comme Pablo Picasso, Georges Braque, André Lanskoy, Jean Bazaine, Georges Hillaireau sont présentes lors du vernissage. Mais la critique, sans doute influencée par le préjugé selon lequel l'art abstrait est un art dégénéré, fait preuve d'indifférence, voire de mépris.
Ce qui n'empêche pas Jeanne Bucher d'organiser, avec Noëlle Laucoutour et Maurice Panier, une deuxième exposition à la galerie l’Esquisse où sont réunis Kandinsky, Magnelli, Domela et Staël, avec pour titre Peintures abstraites. Compositions de matières. Mais pendant l'exposition, la galerie reçoit la visite de la Gestapo qui soupçonne Panier d'être un résistant. Malgré cela, la galerie l’Esquisse organise le 12 mai de la même année une exposition personnelle Staël. Quelques dessins y sont vendus. Georges Braque manifeste sa sincère admiration pour le jeune peintre. Staël va devenir un proche du maître avec lequel il noue des liens d'amitié très étroits.
« Aux yeux des amateurs, le style de Staël est reconnu comme une expression nouvelle, une syntaxe du dessin dénouée en compositions serrées en même temps qu'éclatées ». C'est surtout au début de l'année 1945 que ces amateurs se manifesteront lors d'une autre exposition chez Jeanne Bucher du 5 au 28 avril 1945. Parmi eux, l'industriel Jean Bauret.
Mais le peintre se débat dans de terribles difficultés financières, malgré l'aide de Félix Aublet. La situation familiale est désastreuse : « Il n'y avait pas de repas. Un sac de farine nous donnait des crêpes à l'eau. La queue longuement tirée avec des tickets d'alimentation ramenait un peu de lait, un peu de beurre. »
Jeannine est en mauvaise santé et elle le cache aussi bien à sa fille Anne, qu'à son mari dont elle « soutient l'élan dans le travail. Nicolas voyait grandir ses tableaux sans soupçonner que l'état de Jeannine s'amenuisait. Elle était moralement très forte et physiquement fragile. Dans la conscience des tensions de la création, les tensions de la vie ont lâché.(…) Jeannine mourut sur le quai d'un immense tableau : Composition bleue. » Le 20 février, Jeannine rentre à l'hôpital Baudelocque afin de subir un avortement. Mal conclu, elle en meurt le 27 février 1946.
Quelques mois plus tard, le critique d'art Charles Estienne (amateur de surréalisme) fait une critique élogieuse de la peinture de Staël : « Un extraordinaire épos rythme ici les caravanes des formes et les fulgurantes zébrures verticales jaillies souvent des hasards de la matière. »
À la fin de l'année, Staël, qui ne vit que grâce à l'aide d'amis, cherche un marchand pour défendre son œuvre. Il croit l'avoir trouvé en la personne de Jacques Dubourg qui lui achète un tableau : Casse-lumière. Mais c'est finalement la galerie Louis Carré qui signe un contrat avec le peintre le 9 octobre 1946.
Quelques mois après la mort de Jeannine, Nicolas épouse Françoise Chapouton (1925-2012) que le couple avait engagée à l'âge de dix-neuf ans pour s'occuper des deux enfants, Anne et Antek. Staël aura encore trois enfants de sa nouvelle femme : Laurence, née le 6 avril 1947, Jérôme né en 1948, Gustave, né le 3 avril 1954.
Les années 1945-1950 couvrent une période « sombre » de la peinture de Staël, où l'abstraction est mise à nu. En particulier dans Composition en noir 1946, huile sur toile (200 × 150,5 cm, Kunsthaus de Zurich). Et plus encore dans Orage (1945, 130 × 90 cm, collection particulière). « Ce que montrent en un sens les toiles des années quarante, c'est qu'il faut naître plusieurs fois pour gagner un tableau. Qu'il faut multiplier les angles vifs, les zones mortes, les obstacles invisibles. »
Malgré ses difficultés matérielles, Staël refuse de participer à la première exposition du Salon des réalités nouvelles fondé par Sonia Delaunay, Jean Dewasne, Jean Arp et Fredo Sidès parce que la progression de sa peinture le conduit à s'écarter de l'abstraction la plus stricte. Ce sera un sujet d'étonnement pour le jeune amateur Claude Mauriac qui déclare dans son journal :
« Il semble surprenant que ni Staël, ni Lanskoy — novateurs peu contestés de l'art abstrait — ne soient exposés au salon des réalités nouvelles. À moins qu'ayant l'un et l'autre dépassé les formules périmées dont usent encore la plupart des participants de ce salon, leur place eût été inexplicable dans ce qu'il faut bien appeler déjà une rétrospective (…) mais cela me fait plaisir d'apprendre que Nicolas de Staël se trouve maintenant dans le peloton de tête. »
Staël a horreur de s'aligner sur un courant quelconque, tout comme Braque auquel il rend visite régulièrement, ce qui l'amène à s'éloigner de Domela et Dewasne. « De 1945 à 1949, la peinture de Staël se présente comme un faisceau, un lacis de formes impulsives dont les éléments formateurs, nés d'une décision rapide, loin de se perdre instantanément en elle, font valoir leur énergie propre. »
Une énergie ramassée qu'il puisait sur l'instant selon Anne de Staël qui décrit ainsi l'attitude de son père après la mort de Jeannine, et après son mariage avec Françoise Chapouton : « Ils se marient en mai 1946 sans attendre qu'une couleur sèche pour en poser une autre. Il posa à côté d'une douleur profonde le ton de la joie la plus haute. Et on peut dire que de la contradiction de pareils sentiments, il puisait une énergie ramassée sur l'instant, qui permettait d'avancer en vue d'un aiguisement acéré. »
André Chastel, au sujet de la peinture de Staël parle d'« involution ». Selon Daniel Dobbels, ce terme est d'une grande force. En quelques années, Staël donne un corps à sa peinture, d'une ampleur sans égale et pour ainsi dire, sans précédent. Involution est un terme mathématique qui définit les tableaux de l'immédiat après-guerre : La Vie dure (octobre 1946)46, De la danse (fin 1916-début 1947), Ressentiment et Tierce noir, comme une évolution en sens inverse. Staël s'écarte de l'abstraction pour former des figures identifiables : deux traits donnent à l'intervention du peintre une signification élevée.
Les Staël déménagent dès le mois de janvier 1947 pour s'installer 7, rue Gauguet, non loin du parc Montsouris. Non loin aussi de l'atelier de Georges Braque. L'atelier est vaste, haut de plafond, il rappelle les ateliers des maîtres d'autrefois. Sa luminosité contribue à éclaircir la palette du peintre dont Pierre Lecuire dit dans le Journal des années Staël : « Très étonnant personnage, ce Staël, d'une culture rare chez un peintre, sans préjugé de modernisme et pourtant, un des plus naturellement avancé. » Dès 1949, Pierre Lecuire travaille à un livre, Voir Nicolas de Staël, dont le peintre annote les feuillets et précise sa pensée, livre-poème qui paraîtra en 1953 avec deux gravures sur cuivre de Staël.
Dans cet immeuble, Staël rencontre un marchand de tableaux américain, Theodore Schempp qui fait circuler son œuvre aux États-Unis, au grand soulagement du peintre qui n'apprécie guère les méthodes de la galerie Louis Carré, qu'il abandonnera pour la galerie Jacques Dubourg au 126 boulevard Haussmann.
L'année suivante, grâce au père Laval, le peintre est exposé dans le couvent des dominicains du Saulchoir, à Étiolles, en compagnie de Braque, Henry Laurens et Lanskoy. Jacques Laval est un dominicain passionné de peinture. Il avait déjà tenté en 1944 d'exposer des toiles abstraites de Staël, mais avait été obligé de les décrocher sur ordre de ses supérieurs scandalisés. Cette fois l'exposition est acceptée et le père Laval achète un tableau de Staël pour le réfectoire du couvent Saint-Jacques, rue de la Glacière, à Paris.
Staël commence à vendre ses œuvres et la critique voit en lui le peintre représentatif d'un renouveau artistique. Léon Degand l'invite à montrer ses œuvres à l'exposition inaugurale du Museu de Arte Moderna de São Paulo. Mais Staël est très pointilleux sur la façon dont on interprète sa peinture. Il écrit à Degand :
« (…) les tendances non figuratives n'existent pas, tu le sais bien et je me demande bien comment on peut y trouver de la peinture (…) »
En ce mois d'avril 1948, Nicolas de Staël est naturalisé français, et le 13 du même mois naît son fils Jérôme. Anne de Staël voit un lien étroit entre les naissances et la peinture de son père. « La vie sous la coiffe de sa peinture donnait dans l'éphémère un sentiment de très longue durée (…) La vie était faite de la naissance de sa fille Laurence, le 6 avril 1947, de son fils Jérôme, le 13 avril 1948. La joie de Staël au moment d'une naissance était une note très haut placée d'émotion (…) C'était le rappel de la « naissance », rappel du moment où la « lumière » vous est versée (…) Vivre était une couleur et l'énergie devait en exalter la flamme. »
Entre 1947 et 1949, la palette du peintre s'éclaircit. Déjà avec Ressentiment, enchevêtrement de structures encore sombres, on voit apparaître des gris et des bleus dans un empâtement de matière qui s'allège peu à peu, avec le noir qui s'efface graduellement comme on le voit l'année suivante dans des œuvres comme Hommage à Piranese (1948), tableau dans les tons pastellisés de gris argenté, puis dans une large toile paysagée, Calme (1949, collection Carroll Janis, New York. Staël se livre à une recherche acharnée sur la couleur, qui aboutit en 1949 à un nouveau système plastique avec Jour de fête « où l'enduit se fait toujours plus dense et gras et la couleur plus délicate. »
L'équilibre par la couleur 1949-1951
L'artiste commence plusieurs toiles à la fois mais son travail mûrit plus lentement. Il est animé d'une volonté de perfection dont Pierre Lecuire dit que c'est une « formidable volonté de faire toujours plus fort, plus aigu, plus raffiné, avec au bout l'idée du chef-d'œuvre suprême. »
Staël abandonne les compositions en bâtonnets et leur surcharge pour des formes plus vastes, plus aérées, avec de larges plages de couleur. Le peintre accumule les couches de pâte jusqu'à parvenir à l'équilibre désiré. Si de nombreux tableaux portent encore le titre Compositions, beaucoup ressemblent à des paysages comme l'huile sur toile intitulée Composition en gris et bleu de 1949, (115 × 195 cm, collection particulière), dont Arno Mansar dit que c'est là une « halte indispensable entre l’expressionnisme des empâtements de la matière de naguère et le prochain éclatement des champs de couleur. »
1949 est une année importante pour Staël qui participe à plusieurs expositions collectives au Musée des beaux-arts de Lyon, à la galerie Jeanne Bucher à Paris, à São Paulo. À Toronto, il expose pour la première fois Casse-lumière, et tandis que Schempp travaille à le faire connaître aux États-Unis, le peintre cherche à entrer en contact avec Christian Zervos qui dirige la revue Cahiers d'art. L'historien Georges Duthuit sert d'intermédiaire et devient l'ami du peintre. Staël continue à voir régulièrement Braque à Paris et à Varengeville-sur-Mer, mais bientôt ses visites seront plus espacées car le jeune peintre a besoin de retrouver les couleurs du Midi. Braque restera néanmoins un de ses principaux inspirateurs et une référence importante.
Staël utilise toutes les techniques, tous les matériaux : gouache, encre de Chine, huile, toile, papier. Et il refuse toujours d'être classé dans une catégorie quelconque. Lorsqu'en mars 1950, le Musée national d'art moderne de Paris lui achète Composition (les pinceaux), une huile sur toile de 1949 (162,5 × 114 cm), il exige d'être accroché en haut de l'escalier pour être écarté du groupe des abstraits et il remercie le directeur du musée avec un jeu de mots répété dans toutes les biographies : « Merci de m’avoir écarté du gang de l’abstraction avant, écrit-il à Bernard Dorival, conservateur au Musée national d’art moderne de Paris. ». Il faisait ainsi allusion aux faits divers sanglants du gang des Tractions Avant. Le tableau est ensuite intitulé Composition abstraite, puis Composition en gris et vert.
Dès 1950, Staël est déjà un peintre qui compte, on parle de lui dans la revue new-yorkaise Art and theatre. En France, Christian Zervos lui consacre un très grand article où il compare l'artiste aux grandes figures de l'histoire de l'art. L'exposition personnelle qui lui est consacrée chez Dubourg du 1er au 15 juin obtient un succès d'estime et le fait connaître des personnalités du monde des arts. En octobre, lorsque Jean Leymarie tente d'acheter la toile Rue Gauguet pour le musée de Grenoble, il se trouve face à la Tate Gallery qui la lui dispute. Le tableau sera finalement acquis par le musée des beaux-arts de Boston.
Staël devient un artiste d'autant plus important que ses tableaux commencent à entrer dans les collections américaines. Le critique Thomas B. Hess écrit dans la revue Art News : « Staël jouit d'une réputation un peu underground en Amérique, où il vend une quantité étonnante de peintures, mais il reste relativement peu connu. » Le travail de promotion de Schempp commence pourtant à porter ses fruits. L'atelier de l'artiste se vide de ses peintures. En 1951, Staël entre au Museum of Modern Art de New York avec une toile de la période sombre : Peinture 1947 huile sur toile 195,6 × 97,5 cm.
Une exposition de ses dessins chez Dubourg, en mai 1951, révèle aussi une autre facette du talent de l'artiste que René Char admire. C'est Georges Duthuit qui a fait découvrir l'atelier de Staël au poète. Début d’une amitié féconde : ils conçoivent ensemble plusieurs projets de livres dont l'un illustré de gravures sur bois , Poèmes de René Char - bois de Nicolas de Staël, publié cette année-là. Le livre obtient un succès relatif lors de l'exposition à la galerie Dubourg le 12 décembre, mais cela n'entame pas l'enthousiasme du peintre qui poursuit un travail commencé à l'automne : des petits formats. Ces tableaux sont essentiellement des natures mortes, des pommes : Trois pommes en gris, Une pomme (24 X35 cm) et une série de trois toiles de Petites bouteilles, cette dizaine de toiles témoigne de la nouvelle maturité du peintre qui, après avoir étudié un livre sur van Gogh s'écrie : « Moi aussi, je ferai des fleurs » Des Fleurs aux couleurs éclatantes qui jaillissent sur un grand format (140 × 97 cm) dès l'année suivante, après avoir vu une exposition où figurent les Roses blanches de van Gogh au musée de l'Orangerie.
La figuration-abstraction 1952-1955
Les années explosives : 1952-1953
Ce sont les années où Staël a effectué le plus grand « renouvellement continu » selon l'expression de Dobbels. L'année 1952 est riche en création, elle voit naître plus de 240 tableaux de l'artiste, grands et petits formats dont Mantes-la-Jolie, actuellement conservé au Musée des beaux-arts de Dijon. Staël passe de la nature morte aux paysages de l'Île-de-France, aux scènes de football et aux paysages du Midi de la France. Pourtant cette année foisonnante commence par une déception avec une exposition à Londres à la Matthiesen Gallery. Cette ville enthousiasmait l'artiste en 1950. Mais à son retour, en 1952, il dit à sa fille Anne : « Londres, c'est les égouts de Paris en plein ciel avec la majeure partie des maisons construites en poussière marine, pierres à coquillages, noires près de la terre et blanches là où le vent de la mer les lave suffisamment. » En février-mars, 26 tableaux sont présentés. Le vernissage est mondain mais n'a aucun succès. La critique ne comprend pas Staël à l'exception du critique d'art John Russell qui voit dans le peintre un novateur irremplaçable et de Dennis Sutton qui écrit dans la préface du catalogue : « Staël a établi sa foi dans une œuvre intangible, nourrie par la lumière (…) Ce sont des peintures qui élèvent l'esprit »
Staël est un peu ébranlé, il se lance dans des paysages sur carton de petits formats dans les tons gris bleu et vert (Mantes, Chevreuse, Fontenay-aux-Roses) qu'il distribue à ses amis, notamment à René Char. Il fait don des Toits (200 × 150 cm, (tableau d'abord intitulé Le ciel de Dieppe) au Musée d'art moderne de Paris. Londres l'a fait douter.
Mais bientôt un évènement va faire exploser son enthousiasme. Le 26 mars 1952 a lieu au Parc des Princes le match de football France-Suède auquel Staël assiste avec sa femme. Le peintre ressort du Parc transformé, habité par les couleurs qu'il veut immédiatement porter sur la toile. Il y passe la nuit, commençant une série de petites ébauches qui vont devenir Les Footballeurs, sujet qu'il traite avec de très vives couleurs dans plus d'une dizaine de tableaux qui vont du petit au grand format, des huiles sur toile ou huiles sur carton dont un exemplaire se trouve à la Fondation Gianadda, un plus grand nombre au Musée des beaux-arts de Dijon, un exemplaire au Musée d'art contemporain de Los Angeles et beaucoup dans des collections privées. Staël se livre tout entier à sa passion des couleurs et du mouvement. Le clou de ce travail, sur lequel il passe la nuit entière pour les ébauches des footballeurs, apparaît au bout d'une semaine : Le Parc des Princes, une toile tendue sur châssis de 200 × 350 cm (7 m2). Il utilise des spatules très larges pour étaler la peinture et un morceau de tôle de 50 cm qui lui sert à maçonner les couleurs.
Lorsqu'il expose son Parc des Princes au Salon de mai de la même année, le tableau est ressenti comme une insulte tant par ses confrères que par la critique. Le Parc apparaît comme un manifeste du figuratif qui a contre lui tous les partisans de l'abstraction. Comme Jean Arp ou Jean Hélion, Staël est déclaré coupable d'avoir abandonné ses recherches abstraites, il est traité de « contrevenant politique » selon l'expression d'André Lhote.
À tout ce bouillonnement autour de deux mots, Staël répond dans un questionnaire que Julien Alvard, Léon Degand, et Roger van Gindertael ont donné à plusieurs peintres : « Je n'oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d'un espace. »
André Breton déclare que « le novateur authentique, à qui marchands et critiques défendent aujourd'hui, pour des raisons de vogue, toute autre voie que celle du non-figuratif n'a pas grande chance de s'imposer. ». Ce en quoi il se trompe. Le galeriste new-yorkais Paul Rosenberg, très attiré par cette toile, va imposer Staël aux États-Unis dès l'année suivante et lui proposer un contrat d'exclusivité après avoir vu l'exposition du 10 au 28 mars 1953 à New York chez Knoedler, où Staël a connu un succès retentissant. Paul Rosenberg est un galeriste de référence auxquels les amateurs font confiance. Il vend les grands maîtres : Théodore Géricault, Henri Matisse, Eugène Delacroix, Georges Braque. Nicolas de Staël est heureux de se retrouver en si bonne compagnie.
Mais la vie à New York lui est difficile. Le 13 mars, il revient à Paris, au moment où paraît le livre de Pierre Lecuire, Voir Nicolas de Staël, avec une lithographie en couverture et deux gravures de Staël.
Quelques mois plus tard, Staël trouve une nouvelle source d'inspiration dans la musique. Alors qu'il est invité le 5 mai à un concert chez Suzanne Tézenas, à la fois héritière et mondaine, le peintre découvre les « couleurs des sons » : après avoir entendu Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Isaac Albéniz, il s'intéresse à la musique contemporaine et au jazz. En particulier à Sidney Bechet auquel il rend hommage avec deux toiles : Les Musiciens, souvenir de Sidney Bechet dont une version se trouve au Centre Pompidou, à Paris, l'autre version, intitulée Les Musiciens (Street Musicians), à la Phillips Collection de Washington. De cette période d'inspiration musicale naîtront également L'Orchestre. Il envisage même un ballet avec René Char : L'Abominable des neiges, ainsi qu'une toile inspirée par la reprise à l'Opéra de Paris de l'opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau Les Indes galantes que le peintre intitulera aussi Les Indes galantes, une huile sur toile de 161 × 114 cm (collection particulière) peinte en 1952- 1953.
Mais il lui manque toujours les couleurs du Midi. Il loue pendant un mois une magnanerie près d'Avignon, à Lagnes, où les couleurs de sa palette vont devenir éclatantes. Puis il met toute sa famille dans sa camionnette et l'emmène en Italie puis en Sicile où il admire la Toscane, Agrigente, sujet de ses plus célèbres toiles.
Peu après, Staël achète une maison dans le Luberon à Ménerbes, le Castelet. Il y peint entre autres plusieurs toiles intitulées Ménerbes dont une version d'un format de 60 × 81 cm se trouve au musée Fabre de Montpellier. Il continue à fournir inlassablement Rosenberg qui affirme dans un journal américain qu'il considère Staël comme une des valeurs les plus sûres de son époque, le marchand d'art prépare une exposition : Recent Paintings by Nicolas de Staël qui aura lieu dans sa galerie en 1954.
L'exposition du 8 février 1954 chez Paul Rosenberg se révèle un très grand succès commercial.
Les couleurs du Midi : 1954 - 1955
Exilé aux États-Unis depuis la Guerre, Rosenberg, qui avait une galerie au 26, rue La Boétie à Paris, et une succursale à Londres, a déjà vendu les plus grands peintres dans les années trente : Picasso, Braque, Léger, Matisse. Plus qu'un marchand, c'est un « seigneur » qui dit par provocation : « Pour moi, un tableau est beau quand il se vend. » Et précisément, il vend énormément de Staël. La majorité des œuvres de la période 1953-1955 ont été vendues à New York, principalement par Rosenberg (ainsi que par Schempp), comme on peut le vérifier dans le catalogue raisonné établi par Françoise de Staël et la liste des œuvres actuellement visibles dans les musées américains.
Pour l'exposition du 8 février 1954, le peintre lui fournit tous les tableaux qu'il a peints à Ménerbes, en souvenir de son voyage en Sicile, en Italie. Il propose toutes les couleurs du Midi, des fleurs, des natures mortes, des paysages À Lagnes, Staël a travaillé avec une telle énergie et a produit tant de toiles que Rosenberg est obligé de le freiner en lui expliquant que les clients risquent d'être effrayés par une trop grande rapidité de production. Agacé, Staël répond qu'il fait ce qu'il veut, et que peindre est pour lui une nécessité, exposition ou pas. Il demande même que le marchand lui renvoie une Nature morte aux bouteilles (1952) que Rosenberg trouve trop lourde, et dont une version de 64,7 × 81 cm se trouve au musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam
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À New York, les tableaux de Staël reçoivent un accueil favorable de la part des collectionneurs américains qui achètent très rapidement, certains d'entre eux en feront don à des musées, ce qui explique l'énorme proportion de tableaux de Staël actuellement visibles aux États-Unis. Lors du vernissage, il y a, dans l'assemblée, un jeune diplomate français qui est bouleversé par cette peinture. C'est Romain Gary. Il écrit à Staël, rue Gauguet : « Vous êtes le seul peintre moderne qui donne du génie au spectateur. »
Le 3 avril, Françoise donne naissance à un fils, Gustave, dont le peintre dit que c'est « son portrait en miniature, un objet très vivant. »
Au mois de juin, chez Jacques Dubourg, une nouvelle exposition de Staël montre une douzaine de peintures parmi lesquelles Marseille (vue de Marseille), huile sur toile de 64,7 × 81 cm actuellement visible au Los Angeles County Museum of Art, L'Étang de Berre, La Route d'Uzès, tableaux qui font sensation. Mais certains critiques s'en prennent au nouveau style du peintre. Notamment Léon Degand qui écrit que ces belles couleurs et ce brio « s'avèrent insuffisants au bout de cinq minutes, pour qui cherche un peu plus que des qualités purement extérieures. » Staël a aussi des défenseurs qui soulignent le talent du peintre dans le concret et dans la couleur, notamment Alain Berne-Jouffroy dans La Nouvelle Revue française.
À Paris, pendant l'été, Staël peint une série de natures mortes, de paysages et de bouquets de fleurs : La Seine (89,2 × 130,2 cm), achetée par Joseph H. Hirshhorn qui en a fait don à Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington). Le peintre fait plusieurs séjours dans la Manche ou près de la mer du Nord d'où il ramène le sujet de toiles aux tonalités douces : Cap Gris-Nez, Cap Blanc-Nez. Les toiles de cette période ont rapidement trouvé acquéreur et elles sont pour la plupart dans des collections privées.
Mais Nicolas de Staël a changé. Littéralement envoûté par Suzanne Tézenas, dont le salon parisien rivalise avec ceux de Louise de Vilmorin ou de Florence Gould, il est pris d'une passion fiévreuse pour celle qui est la mécène de Pierre Boulez après avoir été l'amie très chère de Pierre Drieu la Rochelle
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Les Nus et le désespoir
À partir de 1953, Staël tombe amoureux d'une autre femme, Jeanne Polgue-Mathieu. Il l'a emmenée, en août 1953, avec Ciska Grillet, une amie de René Char, avec toute sa famille pour un périple qui le mène en Italie, en Sicile, puis en Toscane.
La Sicile va lui inspirer la série des Agrigente, mais son amour pour Jeanne va accélérer sa recherche sur le nu. Le 28 septembre 1953, il écrit à Jacques Dubourg : « Je crois que quelque chose se passe en moi de nouveau, et parfois, cela se greffe à mon inévitable besoin de tout casser. Que faire ? » L'intégralité de la lettre, reproduite dans le catalogue raisonné de Françoise de Staël, montre que Dubourg est resté son marchand préféré et que le peintre continue à lui fournir des toiles. Et bien que les lettres de Paul Rosenberg lui annoncent des ventes somptueuses, et bien que désormais, le peintre puisse se considérer comme riche, il n'en reste pas moins mélancolique et désespéré.
Jeanne Polgue-Mathieu est une femme mariée qui réside près de Nice. Pour être plus près d'elle, le peintre loue un appartement à Antibes où il vit seul, sans sa famille et où il installe son atelier. « Pour la première fois de sa vie, Staël aime plus qu'il n'est aimé. Sa passion pour Jeanne le submerge. » C'est elle qu'il campe de mémoire dans Jeanne (nu debout) (146 × 97 cm), 1953, tableau postdaté et intitulé en 1954, Nu Jeanne (nu debout), une silhouette vaporeuse, émergeant d'une brume de couleurs tendres. C'est également Jeanne Mathieu qui a servi de modèle au Nu couché (Nu) (1954), tableau qui a été vendu en décembre 2011 pour la somme de 7,03 millions d'euros. Tous ces nus sont intitulés de différentes manières, non datés, réunis dans le catalogue raisonné selon les dates probables, certains étant postdatés, d'autres non signés.
Travaillant de nouveau comme un fou, il n'utilise plus la même technique. Maintenant, au lieu de peindre en pâtes épaisses, il dilue les couleurs. Les marines deviennent son thème privilégié. Le fils de Paul Rosenberg lui écrit : « Il y a des gens pour regretter vos empâtements, trouvant la matière lisse du dernier lot moins frappante. » Le peintre use maintenant de matériaux différents, il abandonne le couteau et les spatules pour du coton ou des tampons de gaze avec lesquels il étale la couleur. Les grands formats l'intimident désormais, mais il continue à en réaliser. Le 12 octobre 1953, Nicolas de Staël écrit à Pierre Lecuire : « Je peins dix fois trop, comme on écrase du raisin et non comme on boit du vin. (...). »
Un voyage en Espagne et la visite des salles Vélasquez au musée du Prado lui font un temps oublier Jeanne. Mais bien vite, il retourne à Antibes car la passion le dévore. À l'automne, il se sépare définitivement de Françoise. À la fin de l'année, il se retrouve seul et abattu. Mais il a plusieurs projets d'expositions dont une au musée Grimaldi, et la frénésie le reprend. Il travaille sur plusieurs toiles à la fois : dans le dernier mois de sa vie, il réalise plus de 350 peintures. Mais il a besoin d'avis. Il en demande d'abord à Douglas Cooper, un collectionneur d'art, qui se montre très sceptique sur le style décoratif de ces dernières œuvres. D'après John Richardson, Cooper était d'une humeur grincheuse. Cooper est insensible aux Mouettes (195 × 130). Fin janvier, Staël écrit à Cooper pour expliquer son évolution et défendre son point de vue, mais il est très atteint par la réserve de Cooper bien qu'il fasse mine de la rejeter. Il rejette également les remarques de Pierre Lecuire, mais les critiques le blessent. Mais, bien que très inquiet sur la qualité de son travail, il continue d'expédier des toiles à New York et à Paris.
Il écrit à Suzanne Tézenas : « Je suis inquiet pour la différence de lumière, lumière d'Antibes à Paris. Il se pourrait que les tableaux n'aient pas à Paris la résonance qu'ils ont dans mon atelier d'Antibes. C'est une angoisse. » Le 5 mars, il se rend à Paris où il retrouve finalement l'inspiration. Il assiste à deux concerts au Théâtre Marigny, il suit une conférence de Pierre Boulez, il rencontre des amis avec lesquels il forme des projets et, de retour à Antibes, il peint ses impressions musicales. Sur un châssis de 6 mètres de haut il entreprend Le Concert et il trouve chez des amis violonistes des matériaux pour exécuter des esquisses. La peinture provoque chez lui une extrême tension. Le malaise de Nicolas est d'autant plus grand que Jeanne Mathieu se montre très distante, et ne vient pas à leur dernier rendez-vous.
Le 15 mars, Staël réunit toutes les lettres de Jeanne et les rend à son mari en lui disant : « Vous avez gagné. »
Le 16 mars, après avoir tenté la veille d'ingurgiter des barbituriques, le peintre sort de son atelier, referme la porte, monte l'escalier qui conduit à la terrasse de l'immeuble, et se jette dans le vide. Auparavant, il a écrit à Jacques Dubourg, qui a toujours été son soutien le plus fidèle et le plus désintéressé. Dans une lettre datée du 16 mars 1955, il lui demande de mettre en ordre des questions matérielles, comme si de rien n'était, mais avec deux dernières lignes en forme d'adieu : « J'ai commandé chez un petit menuisier ébéniste près des remparts deux chaises longue en bois dont j'ai payé une, cela pour Ménerbes. Au soin de la douane il reste toujours, les papiers sont à la compagnie générale qui transporta mes tableaux la dernière fois, tous les papiers concernant ces petites chaises et tabourets que j'ai achetés en Espagne, aussi pour Ménerbes. Je n'ai pas la force de parachever mes tableaux. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. De tout cœur. Nicolas. »